
Texte réécrit et publié le 25 mai 2025
Les femmes autistes[1] face aux violences de genre : décrypter les pièges relationnels de l'amour romantique patriarcal.
"Les professionnels doivent savoir repérer les troubles psychotraumatiques, et comprendre les TSA [2], afin de mieux écouter et mieux accompagner les femmes. C'est ainsi que nous pourrons nous faire entendre et prévenir efficacement les violences sexuelles, ou les réprimer lorsqu'elles surviennent." Marie Rabatel[3].
Il est reconnu aujourd’hui que les femmes autistes sommes particulièrement exposées aux violences de toute sorte, et ce, dès l'enfance. En ce qui concerne les violences sexuelles, le chiffre est de près de 90%[4]. Cette vulnérabilité découle d'une intersection complexe, dans les relations sexo-affectives, entre notre fonctionnement autistique et l'invisibilisation de nos réalités par le modèle de l'amour romantique, ancré dans les normes sociétales hétéro-patriarcales capitalistes.
Nos particularités et les défis relationnels :
- - Communication et interprétation des signaux sociaux : Nous avons souvent du mal à décrypter les signaux non verbaux subtils, le sarcasme ou les communications indirectes, fréquents dans les interactions sociales. Cette difficulté peut entraîner des malentendus, des incompréhensions, et nous rendre plus sujettes aux manipulations. Une communication directe et franche nous est essentielle, alors que cela est souvent perçu comme un manque de "douceur" dans une culture sexiste.
- - Alexithymie et gestion émotionnelle : Certaines d'entre nous peinent à identifier et exprimer leurs émotions, ainsi qu'à reconnaître celles des autres. Cela complique la connexion émotionnelle et la navigation dans les dynamiques complexes d'une relation. Ainsi nos modes d'attachement peuvent être perçus comme insécures (évitant ou anxieux-ambivalent), alors que leurs causes sont bien plus complexes que celles reconnues habituellement en psychologie[5]. Par exemple, le besoin de silence ou d'être seul·e n'est pas nécessairement un signe d'attachement évitant. Il peut être également être interprété négativement face aux injonctions à la disponibilité émotionnelle attribuée aux femmes.
- - Sensibilités sensorielles : Notre hypersensibilité au toucher, au bruit, à la lumière ou aux odeurs peut fortement influencer l'intimité physique et le choix d'activités partagées. Les environnements bruyants, comme les bars ou restaurants, transforment un simple rendez-vous en source de surcharge sensorielle, rendant l'échange ardu et nous exposant à des situations embarrassantes, voire dangereuses. Cela peut aussi nous pousser à abréger la rencontre, donnant une impression de hâte excessive, qui est souvent mal interprétée dans un contexte "romantique".
- - Intérêts spécifiques : Si une passion partagée peut favoriser la connexion, une focalisation intense sur un intérêt spécifique peut être perçue comme un manque d'engagement envers l'autre, ou pire, devenir un levier d'hameçonnage pour des individus aux intentions purement sexuelles, exploitant ainsi notre enthousiasme.
- - Besoin de routine et défis avec le changement : L'imprévu et le manque de routine sont sources de stress, d'où notre besoin de prévisibilité et de communication claire dans la relation. Il faut cependant se méfier des "routines romantiques" (appels/textos à heure fixe) qui peuvent créer une fausse sécurité et une dépendance, reproduisant des schémas de contrôle.
- - Difficulté avec les rôles de genre attendus : Les attentes sociales traditionnelles concernant les rôles féminins dans les relations hétéronormées – comme prendre davantage soin de l'autre que de soi-même – peuvent nous amener à "jouer un rôle" à tout prix qui ne nous correspond pas et nous empêche d'être nous-même. Ceci peut avoir pour effet de ne pas prendre des temps de repos pour nous ressourcer et même aller jusqu'à nous "fondre" complètement dans l'autre, en nous oubliant, une tendance encouragée par l'injonction à être disponible pour les autres.
Le trouble de stress post-traumatique (TSPT)
Il faut ajouter cet aspect aux éléments (non exhaustifs) présentés précédemment. Le TSPT chez les personnes autistes peut être difficile à percevoir car les symptômes peuvent se manifester différemment ou être confondus avec des traits autistiques. Par exemple, l'évitement social ou la difficulté à exprimer des émotions peuvent être des symptômes de TSPT, mais aussi des caractéristiques de l'autisme.
Il est donc crucial d’être informé.es sur le sujet, pour mieux comprendre son impact sur notre fonctionnement.
L'impact du modèle de l'amour romantique et ses conséquences :
En tant que femmes autistes, nous recherchons souvent des modèles ou des « modes d’emploi » pour comprendre un monde qui ne nous correspond pas. Or, les exemples disponibles sont majoritairement ceux de l'amour romantique, qui nous privent des clés nécessaires pour décrypter nos propres expériences. Si de nombreuses femmes croient encore aux histoires "merveilleuses" de l'amour romantique, cette tendance est accentuée chez nous qui cherchons ce fameux "mode d'emploi relationnel". Nous tendons à adhérer au modèle idéal de la relation parfaite – compréhension tacite, soutien inconditionnel, harmonie mutuelle -. Si nous n’y arrivons pas, nous nous sentons coupables de "ne pas faire assez d'efforts", nous adaptant constamment à des dynamiques qui ne nous conviennent pas. Cette impression d'échec nous rend vulnérables aux manipulations, car elle valide les discours abusifs. De plus, le désir d'être acceptée avec notre différence, souvent stigmatisée dans une société normée et capacitiste, peut rendre l'intérêt d'autrui particulièrement séduisant et nous empêche de percevoir les signaux d'alerte. Par exemple, un "je t'aime" peut être perçu comme réel, le mensonge sur un sentiment si capital semblant inconcevable, renforçant ainsi notre vulnérabilité.
La société, imprégnée de ses préjugés sexistes, n'aide pas. L'entourage peut aggraver la situation par des phrases culpabilisantes et destructrices, renforçant les stéréotypes de genre : "tu n'arrives pas à garder une relation", "tu ne sais pas ce que tu veux", "tu fuis l’engagement", "tu t'isoles trop, fais un effort". Face à ces jugements délétères, nous sommes contraint.es soit de nous isoler davantage pour nous protéger, soit de nous forcer à nous conformer à une société qui idéalise le couple hétérosexuel romantique comme la seule voie de succès pour une femme. Dans les deux cas, la souffrance est importante, et le danger souvent très réel.
Dès les premiers signes de dysfonctionnement relationnel, nous nous interrogeons en priorité sur nous-mêmes, habituées à ce que l'on nous dise que nous sommes "bizarres" ou que nous ne "fonctionnons pas comme tout le monde". Notre partenaire renforce parfois cette idée en affirmant ne pas nous comprendre. Nous cherchons alors des réponses dans des contenus non seulement sur les relations monogames mais sur les non-monogames, pensant y trouver une solution, alors que, souvent, elles ne font que reproduire des schémas hétéronormés et de pouvoir. Nous redoublons d'efforts, nous oubliant au profit d'un idéal qui fait le lit de la violence psychologique, et également des violences physiques et sexuelles.
Au mieux, nous mettons fin à la relation rapidement, réalisant l'inutilité de nos efforts et le préjudice du modèle adopté. Mais souvent, c'est le partenaire qui nous abandonne brutalement, sans explication, nous laissant dans un grand désarroi. Cela peut arriver après une relation sexuelle, parfois imposée ou non réellement consentie, vécue dans l'incompréhension face à un changement brutal de comportement après l'acte. Ou bien après plusieurs mois, voire des années de relation difficile. Parfois, même sans maltraitance intentionnelle, l'impossibilité d'établir une relation saine, surtout si nous méconnaissons notre fonctionnement autistique, mène à des incompréhensions mutuelles. Dans ces conditions, nous avons toujours fortement tendance à nous remettre en question, à nous demander ce que nous aurions pu faire différemment, sans imaginer que l'autre a aussi sa part de responsabilité.
Vers des relations plus adaptées :
Que ce soit un choix conscient ou non, beaucoup d'entre nous préfèrent vivre seul·es ou cultiver des relations « chacun.e chez soi » qui respectent l'espace et le rythme de chacun·e. Ces formes de relations s'accordent souvent mieux à nos besoins que le modèle de couple normatif.
À mesure que nous appréhendons et accueillons notre fonctionnement autistique, nous pouvons établir des relations et des dynamiques plus adaptées. Il est également très important d’avoir un réseau de soutien, même compensé de très peu de personnes, bien informé sur nos fonctionnements et nos besoins.
Au lieu de consacrer des heures à analyser les modèles relationnels existants et leurs "bonnes pratiques", il est plus judicieux de comprendre ce qui nous est propre. N'oublions pas que notre fonctionnement est évolutif et que nos besoins peuvent changer avec le temps. Si nous arrivons à mieux nous comprendre et à exprimer ce dont nous avons besoin plutôt que de nous contraindre à la suradaptation imposée par les normes de genre, je suis convaincue que nous arriverons à être moins vulnérables à la maltraitance et à la violence.
En définitive, la complexité des interactions entre le fonctionnement autistique et les attentes sociétales nous expose aux violences. Rompre ce cycle exige une double prise de conscience : d'une part, une meilleure connaissance et acceptation de notre propre fonctionnement neurodivergent pour nous permettre d'établir des relations libérées du modèle romantique ; d'autre part, une transformation profonde des mentalités validistes et patriarcales. C’est ainsi que nous pouvons aspirer à construire une diversité relationnelle où chacun·e peut trouver sa place et exprimer ses besoins, dans des modes relationnels les plus égalitaires possibles.
[1] J’utilise le mot femme dans cet article, mais mes propos incluent toutes les personnes afab.
[2] Je n’utilise plus du tout le terme TSA depuis quelques années, mais uniquement « autisme », comme demandé par une grande majorité de la communauté autiste aujourd’hui. Cf : « Guide de terminologie du 11e édition du Sommet canadien du leadership en autisme » auquel j’ai participé.
[5] Théorie de l’attachement élaborée notamment par John Bowlby et Mary Ainsworth dans les années 70’ qui aujourd’hui aurait besoin également d’une relecture féministe.
Article général sur la théorie : https://shs.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2015-2-page-14?lang=fr
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